Skip to content

Les contradictions qui nous animent

L’un des plus anciens textes zen, le « Shin Jin Mei » ( La foi dans l’esprit) de Maître Sosan (VIe siècle en Chine), est une ode à l’esprit éveillé, à l’esprit de Bouddha. En 146 versets courts et concis, Sosan traite de la manière de pratiquer la voie du Bouddha avec notre esprit : que faire, que faut-il éviter, comment gérer notre attention, nos illusions et nos tromperies …

On entend parfois les pratiquants du zen se plaindre de leur esprit : comment il erre, manque de concentration, est facilement distrait, plein d’illusions… Cela s’explique en partie par le résultat de la méditation elle-même : pendant zazen, on peut observer attentivement le fonctionnement de son esprit, comment les images mentales apparaissent, comment on s’y attache involontairement, comment on les évite, comment on est distrait, etc.

C’est pourtant avec ce même « esprit plein d’illusions » que nous nous éveillons ! Il n’y a pas d’autre esprit en nous ou en dehors de nous. L’esprit d’éveil est l’esprit de chacun d’entre nous. C’est pourquoi nous devons nous investir et pratiquer avec notre esprit en toute confiance. Et apprendre à gérer toutes les contradictions qui nous contrôlent.

Ni haine, ni amour

Le poème commence par l’une des plus fortes oppositions sur lesquelles repose notre vie : celle de nos préférences et de nos aversions. En les lâchant, dit Maître Sosan, la Voie se révèle automatiquement à nous :

La Voie parfaite n’est pas difficile
Elle exclut le choix et le rejet.
Quand nous sommes libérés de haine et d’amour
La Voie se révèle entièrement.

Pratiquer la Voie n’est pas difficile : si seulement vous n’avez pas de préférences. Par préférences, Maître Sosan entend toutes les croyances, opinions et points de vue profondément ancrés par lesquels nous avons façonné notre personnalité et notre ego. Ce sont bien plus que de simples désirs superficiels.

Pour la pratique de la Voie du Bouddha, les préférences constituent un obstacle énorme car elles créent des oppositions et sont basées sur des oppositions. Bon, mauvais. Vérité, mensonge. Bien, mal. Moi, l’autre. Beauté, laideur… etc. Les préférences sont des jugements de la réalité du point de vue du « soi ». En créant des contraires, vous réduisez la vision de la réalité et de tous les phénomènes.

Le rôle des média sociaux: amplifier les oppositions

A la moindre préférence, vous vous écartez de la Voie aussi loin « que les cieux sont de la terre », dit Maître Sosan au verset 5 . En d’autres termes, vous êtes en décalage avec la réalité.

L’un des exemples les plus dramatiques a été observé à Washington début janvier, lorsque des centaines de partisans de Trump ont pris d’assaut le Capitole sous ses propos enthousiastes pour tenter d’empêcher les parlementaires de confirmer les résultats de l’élection. Rarement les divergences qui ont déchiré les États-Unis pendant des décennies ont été révélées de manière aussi spectaculaire. Et une fois de plus, le rôle des médias sociaux dans la genèse de cet événement douloureux a été mis en avant.

De nombreux analystes et journalistes ont démontré depuis 2016 comment les médias sociaux ont réussi à influencer la situation politique aux États-Unis et dans d’autres pays (tels que le Royaume-Uni, l’Inde, la Turquie, l’Autriche). Une analyse pointue du Guardian à la suite des événements du Capitole souligne une fois de plus le manque de régulation des réseaux sociaux avec lesquels ils continuent à faire ce qu’ils aiment faire : dresser les gens les uns contre les autres.

In the absence of any meaningful regulation, tech companies have had little incentive to regulate their massively profitable platforms, curb the spread of falsehoods that produce engagement and moderate the president.

Kari Paul in The Guardian

La contamination de l’esprit

La stratégie suivie par les médias sociaux est adaptée à l’individu : le flux d’actualités de chacun est basé sur des centaines de paramètres que l’algorithme distille à partir de notre comportement en ligne. Ainsi, chaque individu obtient un flux d’informations différent, adapté à ses besoins et selon ses préférences.

Le mien est différent du vôtre. Le monde dans lequel je vis via les médias sociaux est différent de celui dans lequel vous vivez. Nous vivons donc tous dans des mondes séparés qui n’ont plus rien en commun. Ces mondes ne peuvent plus communiquer entre eux : avec les médias sociaux, nous devenons asociaux.

Désormais, nous vivons dans des bulles manipulées qui reflètent fidèlement nos propres intérêts, nos opinions et continuent à les renforcer. Grâce aux médias sociaux, nous en arrivons à un point où ce que nous percevons n’a aucun lien avec la réalité elle-même. La réalité, avec toutes ses nuances, ses contradictions et ses différences, est complètement obscurcie, devient opaque et disparaît…

Le risque que les médias sociaux affectent et contaminent nos esprits est donc bien réel.

Les médias sociaux nous rendent anxieux, dépressifs ou euphoriques. Notre tranquillité d’esprit est manipulée sur mesure afin que nous soyons plus sensibles aux publicités, aux commérages, aux fake news (fausses nouvelles), à la désinformation, aux discours de haine et à toutes sortes de théories de conspiration qui polluent notre espace mental.

Je me réfère ici au livre de Jaron Lanier, « Stop aux réseaux sociaux ! 10 bonnes raisons de s’en méfier et de s’en libérer » 1 qui analyse cela avec précision. Je recommande à tout le monde de lire ce livre. Pour moi, ce fut une révélation.

Que va-t-on faire?

En tant que pratiquants de la Voie du Bouddha, et avec les idées de Sosan sur la manière dont nos préférences sont sources de confusion, nous devons nous poser la question suivante : continuerons-nous à utiliser les médias sociaux ?

Continuerons-nous à les utiliser et à leur transmettre toutes nos données personnelles ? Continuerons-nous à nous rendre vulnérables à leurs manipulations ? En tant qu’organisation spirituelle, religieuse et confessionnelle, continuerons-nous à participer à l’utilisation des réseaux sociaux lorsqu’ils empoisonnent la vie de millions de personnes, détruisent le tissu social et déstabilisent le fondement même de la société ?

En un mot, allons-nous continuer à être membres de ces entreprises commerciales qui sont fondamentalement non éthiques ?

En ce qui me concerne: je pense que non.

1 Jaron Lanier, « Stop au réseaux sociaux! 10 bonnes raisons de s’en méfier et de s’en libérer » – Editeur De Boeck Supérieur, 2020

"Le zen c'est l'art de danser avec toutes les choses."

Back To Top